JB – Bonjour Gregory. Tu as le privilège immense d’inaugurer cette série d’entretiens dans le contexte du projet RWD et d’essuyer les plâtres de cet espace de publication.

GC – Hello. C’est super.

JB – J’aimerais qu’on puisse évoquer ton récent projet Portable thoughts et que tu puisses réagir à quelques unes des entrées thématiques du site qui font le plus sens pour toi. Mais si tu veux bien, commençons par revenir rapidement sur le parcours que tu as eu à la sortie de l’école.

GC – J’ai commencé à travailler directement au sortir de l’école, (l’ÉSAC à ce moment-là, c’était en 2000.) La première chose qui m’a interessé sur laquelle j’ai pu développer ma pratique professionnelle, c’était la typographie, ImageBagel – pixel type, circa 2000 et notamment la typo écran. Je dessinais des caractères en pixels à l’époque.

Mon premier boulot a été de dessiner des caractères pour des téléphones –pas encore des smartphones– Phillips, Sagem…

JB – À ce moment, pour le rendu typographique à l’écran on cherchait à atteindre le maximum de netteté, avec des caractères non anti-aliasés.

GC – Pour Sagem notamment, en deux semaines, on a dessiné un jeu d’icônes ImageIcônes pour Sagem My X-5 – 2002 pour leur premier téléphone en 256 couleurs. L’écran devait faire 240 pixels par 80. Ça m’a permis de progresser sur les questions d’ergonomie, de design d’interface, de cybernétique :)

GC – J’ai ensuite rejoint Bruxelles où j’ai bossé dans un studio de post-production pour le cinéma. J’y assurais notamment la réalisation graphique et la production des génériques de fin des films.

Le générique, c’est un travail long et fastidieux, mais intéressant à mener et très précis sur le plan de la composition typographique. J’aurais bien fait ça toute ma vie.

GC – Pour revenir aux questions qui vous occupent, je ne suis pas tombé dans l’informatique à ma naissance. J’ai du acheter mon premier ordinateur lors de ma dernière année à l’école.

Ce qui m’a semblé incroyable dans le web – qui explosait à ce moment-là, c’est qu’avec rien, on avait la possibilité de publier quasiment tout ce qu’on voulait, et peut-être le lendemain, avoir une visibilité énorme. Plus qu’avec un livre, une affiche, qui demande parfois beaucoup de moyens et offre peu d’assurance par rapport à sa visibilité. Et ça, c’est quelque chose qui est resté – dans le sens où c’est toujours possible, et où ça m’intéresse toujours.

JB – En 2003/2004, tu publies bmap.info, ton premier site perso.

GC – C’était censé être beaucoup de choses : un répertoire de liens, une fonderie qui n’a jamais été lancée pour distribuer des caractères pixel, un player de musique et un portfolio de mon travail de design.

GC – Un peu plus tard, j’ai rencontré Stephen Coles, co-fondateur du site Typographica, qui gère aussi le site Fonts in use, un des sites les plus intéressants aujourd’hui pour comprendre la typographie et le design graphique. Il m’a présenté Carolina de Bartolo, qui écrivait alors le livre Explorations in typography.

Le livre –préfacé par Erik Spiekermann– ayant été assez bien diffusé, c’est un projet qui m’a permis d’avoir un peu de visibilité. J’ai assuré le design et le développement du site “compagnon” du livre, qui permettait de jouer avec les différentes logiques de composition du texte explorées dans le livre. En 2010, ce site était déjà responsive, et s’adaptait aux différentes tailles d’écrans. J’ai refait le développement du site en 2014, à l’occasion de la 2e édition du livre.

Un des intérêts que j’ai à montrer ça, c’est que c’est un projet que j’ai mené sans avoir une grande idée de ce qu’était la programmation. Je savais à peine ce qu’était une variable, mais en capitalisant sur des outils, des informations ou des librairies qu’on peut trouver en ligne, on peut facilement réaliser des projets assez évolués.

JB – J’ai le sentiment que tu gardes volontairement quelque chose de cette approche “low-tech” dans ton travail actuel.

GC – Certainement. Si ma sœur me demande de lui installer Word, je vais peut-être lui dire « tu as besoin de gras et d’italique, pourquoi pas utiliser Wordpad ou Textedit ». Ça marche aussi avec d’autres métaphores ; plutôt qu’un tour-opérator, partir en vacances avec son sac à dos et un couteau.

GC – Ce boulot m’a aussi permis d’en trouver un autre, un peu mieux payé, pour Flipboard. Flipboard, c’est un genre de Pinterest glorifié, qui transforme le web en magazine. Ça partait sur l’hypothèse que tout le monde aurait un iPad pour consulter les informations au petit-déjeuner – ce qui ne s’est pas vraiment produit.

Ça m’a permis de travailler avec de très nombreux titres de presse – Le Monde, National Geographic, The Guardian, Boing Boing…– pour décliner sur iPad l’identité du titre dans des mise en page HTML / CSS, après les avoir maquettées dans InDesign. La maîtrise des deux outils permettait de largement fluidifier le travail.

Plus tard, l’application s’est également déployée sur iPhone. Il a fallu reprendre toutes les maquettes pour les décliner dans les contraintes d’un écran vertical, en explorant tous types de mise en pages, et en alternant des polices de titrages propriétaires et les polices système pour les corps de texte.

GC – Quand on fait du design graphique, on passe parfois deux jours à ajuster la marge entre deux objets, pour se lever le matin et la ramener à ce qu’elle était au début. Sur le web, puisqu’il n’y a pas de taille d’écran fixe, ce qui devient important c’est d’intégrer ces contraintes, mais de lâcher prise sur certains détails. Il est plus important que ça fonctionne tout le temps plutôt que de chercher viser à atteindre une pixel-perfection inaccessible.

JB – Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce renoncement ?

GC – Au final, cette perte de contrôle rend les choses plus vivantes. Le web, où l’information est majoritairement composé de texte, est un média fluide, et il est préférable d’accepter cette fluidité que de lutter contre elle.

JB – Si tu veux bien, parlons maintenant de ce dernier projet, Portable thoughts.

GC – Alors. C’est un genre d’exercice en minimalisme.

J’ai repris un format très classique, que j’avais exploré pour un ami, qui ressemble à une mise en page de livre, dans lequel je lui avais permis de largement annoter le contenu, et où je revenais aux logiques du scroll (qui du vieux français escroue) ou du volumen d’avant l’imprimerie.

👀 Apparté : ces cartes-montres des années 20, proto-gps scrollables.

La complexité du développement d’applications pour chaque système, appareil, etc. a conduit de nombreux producteurs de logiciels à utiliser le web pour déployer leurs outils et services. Le Web n’est plus qu’une histoire de documents qu’on peut copier-coller, mais un écosystème dans lequel tout est possible : des applications, de la 3D, de la cartographie temps-réel… Ces éditeurs ont fait pencher le web vers une complexification croissante et complètement folle, et rendant la publication moins accessible au commun des mortels.

L’idée, en opposition à cette complexification, est d’essayer de faire les choses le plus simplement possible, et de penser des objets, des outils et des méthodes pour les offrir à des gens qui ont autre chose à faire que de devoir installer des machins sur leur ordinateurs, et ça marche pas et…
Pour publier un site internet, on ne devrait pas forcément être webdesigner.

Alors, évidemment, on a accès à beaucoup de services ou d’apps qui permettent de publier en ligne, mais c’est au prix d’une perte de contrôle, à la fois sur le contenu mais aussi sur la forme, que des designers en Californie ont décidé pour nous.

Je trouve important de proposer des outils simples et de s’adresser à des gens qui ne font pas notre métier.

Portable thoughts est un site qui tient en un seul fichier. Il est visible et fonctionne dans Aperçu, peut être envoyé par mail, et continuera sans doute à fonctionner dans 30 ans. Ça n’est sans doute pas la meilleure manière de faire des sites web 🙃, c’est même assez limité, mais pour des choses simples, ça me paraît tout à fait valable.

Un des aspects du projet est également lié à mon envie de publier des livres – j’aimerais en faire davantage. En gros, avec un seul fichier, c’est une sorte d’alternative à l’Epub, mais qui bénéficie de toutes les capacités d’accessibilité et de diffusion du Web.

JB – Cette notion d’accessibilité et d’universalité est proposée dès les premiers pas du Web.

GC – Avec l’article de Terence Eden, The unreasonable effectiveness of simple HTML, on voit bien combien l’attention portée à la qualité de l’accessibilité permet à un site gouvernemental d’être consulté y compris depuis le navigateur web d’une Playstation.

Ça nous renvoie à l’incroyable intuitivité d’interface du livre. Mais le web a ses propres spécificités. Sur la question des marges, par exemple ; dans ce projet, la gestion des marges va à l’encontre de tout ce qu’ont pu proposer Tsichold ou les grands savants et théoriciens de l’empagement. Sur le web, l’utilisateur est lui-même capable de redimensionner la page. Des marges aussi étroites et régulières ne seraient pas bonnes pour un livre, mais dans ce contexte, je trouve que ça fonctionne mieux.

JB – Parmi les enjeux que ce projet se propose d’explorer, et une des raisons qui l’a fait naître, est l’hypothèse selon laquelle les sites web se ressembleraient tous. Mêmes templates, mêmes polices, code couleurs, textures d’icônes…

Çette question ouvre un vrai paradoxe. D’une part, la nécessité vitale pour les designers d’explorer de nouveaux territoires, de proposer des singularités (sinon, tous les problèmes auxquels le design peut répondre auraient été réglés depuis longtemps –et ça n’est pas le cas). D’autre part, la puissance de la simplicité et du “par défaut”.

GC – Le designer a la responsabilité de faire qu’un bouton ressemble à un bouton. Parfois, l’objectif de la transparence est souhaitable. Et le travail parfois considérable que peut représenter la poursuite d’un tel objectif, s’il n’est généralement pas réputé être le plus satisfaisant pour les designers peut être passionnant.